Je ne voulais pas commencer ce qui suit à la façon d'un roman français, comme l'explique Gourio, ce qui aurait donné un truc du genre "Ce matin, je me suis levé, l'air hagard"... Rien qu'en écrivant cette phrase, j'ai failli m'endormir. Un roman français, c'est quoi? Tout simplement un mec qui met trois chapitres pour t'expliquer comment il s'est explosé un bouton dans le dos et quatre de plus pour te raconter comment il s'est brossé les dents après. Alors forcément, si l'auteur a un peu de style, ça peut passer, ça compense, mais s'il écrit comme la plupart des auteurs (pas tous heureusement) en réduisant sa grammaire à un simple "sujet, verbe, complément", on est mal barré.
Alors comment vous raconter ma journée idéale de fumeur? Déjà en vous racontant que ce qui suit ne s'est jamais déroulé. Ma journée idéale n'a pas encore eu lieu. Tout ce qui va suivre est pourtant vrai, mais fait sur différents jours, des morceaux de bonheurs éclatés dans le temps (c'est beau, hein?). Comme je raconte ma journée idéale, je n'ai pas à commencer par "ce matin", car forcément, si elle est idéale, j'ai fait une grasse matinée qui doit finir vers midi au moins. Je vais vous passer ma douche, mes habits, etc, on s'en fout.
"Allo... tu veux passer la journée à rien faire?"
On recrute quelques potes pour l'occasion... fumer tout seul, c'est sympa un petit moment, mais après, il faut des camarades de fumette pour se marrer un peu. Direction, place de Catalogne derrière la gare Montparnasse. Place de Catalogne se trouve l'un de mes dealers réguliers, Art Tabac. Non, je n'ai pas non plus de part chez lui, donc ce n'est pas pour ça que je vous en parle. Pourquoi Art tabac plutôt qu'une autre civette? Quatre raisons: j'y suis bien accueilli, les cigares y sont bien conservés, j'y suis en vingt minutes et surtout... il y a un petit fumoir caché derrière une porte dérobée. Mais avant d'aller poser mon derrière dans ce fumoir, il faut aller manger un morceau et boire un coup. Dans le prolongement de la civette se trouve une rue qui nous mène vers un restaurant bien sympa: le Bistro Russe de Paris, le ZAKOUSKI, tenu par Nicolas Novikoff, vous ne serez pas déçu du resto et du personnage, toute l'âme russe réunie en un seul homme... Merde, je me souviens plus s'il est ouvert le midi... pas grave, c'est une journée parfaite, on va dire qu'il est ouvert.
Pour la bouffe, c'est simple, une assiette, avec hareng, saumon, et quelques autres "tapas" russes, que l'on appellera donc pour l'occasion des "tapassovski", avec des blinis tout chauds, le tout arrosé d'une vodka glacée. En fait le jeu est simple, dès que tu es assis, on te pose un verre à vodka devant toi, on te le remplit et tu le vides... on te le remplit à nouveau et tu le revides... celui qui se lasse le premier, du patron ou de toi, a perdu. On est tout simplement comme à la maison... sans avoir à faire la vaisselle après!
Une fois sorti de ce lieu de débauche bien agréable, on va pouvoir en trouver un autre et enfin aller fumer, mais le chemin vers la civette semble bien plus long... Forcément avec la vodka, on zig-zague ce qui allonge la distance. Courage les mecs, on va y arriver.
"Alors, qu'est ce qui te fais envie?"
Je suis debout... ou en tout cas j'essaie de rester debout, en face de la vitre me séparant des cigares... Cubain? Non-Cubain? zatizekouèchtione. Je lève le nez vers le haut de l'armoire à cigare, je pose mon doigt sur la vitre:
"Ça..."
Ah, le fameux "ça"... c'est quoi "ça"? C'est le cigare du moment, celui qui te fait envie à l'instant, en dehors de toute réflexion, de toute rationalité, tu l'as vu, il te fait de l'oeil, tu l'as jamais fumé, ou au contraire, tu l'as déjà gouté cent fois, mais c'est pas grave... C'est aussi l'avantage d'être un peu bourré, tu n'as pas à justifier ton choix.
Pour moi le cigare du moment, si je pouvais tout de suite en prendre un, ça serait sans hésitation le Ramon Allones Gigantes... C'est en ce moment, selon moi, l'un des meilleurs cigares du monde... bien sur c'est un jugement totalement subjectif. Qu'il est beau... une cape couleur caramel, légèrement luisante... tiens, y'a même une petite cristallisation blanche qui s'est formée... il donne envie de l'allumer illico presto. Treize euros et des bananes de bonheur. Pourquoi s'en priver? Et je suis pas le seul, quelques amis me suivent sur ce cigare.
Un simple verre d'eau pour accompagner le cigare, on va arrêter un peu les conneries avec la bibine. Me voila dans le cocon, car ce petit fumoir privatif est le seul endroit dans Paris ou je n'ai plus tout à fait l'impression d'être à Paris, un peu comme une ambassade, tu es en France, mais en même temps, tu n'es plus légalement en France. On tient à sept personnes assises avec la lumière du jour qui nous vient d'une fenêtre en verre dépolie; de dehors personne ne nous voit et on ne voit personne... On va arrêter là le publi-reportage... passons au cigare.
Pourquoi j'ai choisis le Gigantes pour cette journée idéale? Car c'est tout simplement avec ce cigare que j'ai connu l'un de mes plus grands bonheurs cigaristiques. J'ai aussi connu d'autres plaisirs intense comme le Montecristo Robusto Editon Limitée 2006 dont je vous ai parlé sur mes chiottes. Mais c'est sentimental... j'aime ce cigare. J'éprouve la même chose pour le Partagas Mille Fleurs, un petit corona avec lequel j'ai souvent eu de la chance, toujours bon et constant, alors que quelques amis ont eu moins de chance que moi, parfois dégueulasse et bouché. Même avec ces défauts, je garde une certaine indulgence avec ce petit corona... c'est ça l'amour. Pour le Gigantes, c'est pareil. Je m'en souviens comme si c'était hier. J'avais acheté mon premier Gigantes le 31 décembre 2007 au Drugstore Publicis sur les Champs-Elysées car c'était le seul lieu où je pouvais encore acheter des cigares à 20h30, et j'avais prévu de le fumer le soir même pour le réveillon du jour de l'an, ma femme étant partie chez ses parents pour l'occasion (je ne suis pas très fête du jour de l'an, je m'en fous à un point...). Manque de bol, vingt minutes après l'avoir acheté, un léger picotement dans le nez me dit que j'étais en train de m'enrhumer... merde, le cigare ça sera pour un autre soir. Ce qui devait arrivé arriva, j'ai pratiquement oublié le cigare dans ma cave. Oublié... en fait je le voyais bien, il était sous mes yeux le salaud, mais je sais pas pourquoi, il ne tombait finalement jamais sous les doigts. Sept mois plus tard, juillet 2008, mon rhume est fini, et depuis longtemps et je suis tout seul à la maison. A nous deux! J'allume le double corona... la bête est impressionnante et à cette époque, même si ce n'était y'a pas si longtemps, je n'étais pas encore habitué à ce genre de module.
OH LA VACHE! LA CLAQUE! Non pas à cause de la puissance, mais plutôt la richesse des saveurs... je suis ... je suis... mais pourquoi j'ai attendu aussi longtemps?! Comment font-ils pour nous pondre un tel chef d'oeuvre?! Le mot n'est vraiment pas exagéré! A l'allumage, on attaque direct sur de la crème caramel, tout en rondeur, avec des touches de cannelle; ça n'évolue pas beaucoup sur la première moitié, mais tant mieux vu comme c'est bon. Ensuite le cigare se renforce avec un côté café torréfié doux et cacao... quel pied! Et ça jusqu'à la fin.
Alors oui, pour ma journée idéale ce serait ce cigare qui l'inaugurerait.
Nous n'avons pas vu le temps passé, on a enchainé d'autres cigares, alternant les terroirs, Oliva série V lancero (un petit bijou de finesse) pour le Nicaragua, Ashton VSG belicoso (puissant et bon) pour la République Dominicaine... et le jour commence déjà à disparaître.
"Bon, bah on va au Cubana?"
Le Cubana Café à l'avantage de ne se trouver qu'à quinze minutes à pied d'ici et de posséder également un fumoir...
Qui se souvient de frogger?
C'est ça. Un jeu dans lequel on incarne une grenouille (c'est le truc vert foncée en bas) qui doit aller en haut sans se faire écraser par les bagnoles et qui doit traverser une rivière en passant d'une carapace de tortue à un tronc d'arbre. Pourquoi je vous en parle, comme ça, au milieu de cette fabuleuse journée que je vis en rêve? Car malgré tout, j'ai parfois l'impression d'être frogger passant d'un fumoir à l'autre, d'une carapace de tortue à un tronc d'arbre, d'Art tabac au Cubana, du Cubana à l'Atelier Berger, etc... Journée idéale, certes, mais qui reste encadrée par ces restrictions d'ordre légale, dirons-nous...
Nous avons faim, petite assiette de tapas histoire de ne pas continuer la soirée à jeun, ce qui peut être redoutable si l'on fume après. On expédie vite fait les tapas, on n'est pas là pour la gastronomie.
Pour la suite, on va y aller doucement... un Nicarao Robusto, ça c'est sympa, pas cher... des saveurs briochées plutôt, cool, ça sera mon dessert, le tout avec un p'tit Daïquiri. On discute cigare, on déconne, on se marre, on dit du mal des autres et de nous-même, on reparle des cigares, on se les échange.
"Goûte moi ça."
Je découvre de nouveaux cigares... Je découvre encore... j'adore ça.
Je me pose un peu, je prends mon temps... la nuit avance...
Je regarde ce qu'il me reste...
"Hey les mecs... matez-moi donc ça"
Je frime, je viens de sortir un truc introuvable en France: Padron 1926 séries 40th Anniversary, et non, ces cigares ne datent pas de 1926, c'est juste une date pour se souvenir... de quoi? Je sais plus...
J'allume... re-OH LA VACHE!
Cette fois ci, c'est la puissance du cigare qui me les cloue au fauteuil... Je viens de comprendre: je suis un punching-ball et ce cigare est Mike Tyson. C'est épicée, puissant, ça monte à la tête, et c'est enivrant... Je suis en train de devenir maso. Chaque bouffée est un combat, la richesse du cigare est fabuleuse... Non, c'est pas un cigare de débutant. Le combat se finit, je suis K.O. et abandonne le reste de cigare dans le cendrier...
Le soleil va bientôt se lever... on sort dehors...
"Frites-Champagne?"
Petite tradition à laquelle j'ai pu goûté: en fin de nuit, on s'assoit à la terrasse d'une de ces quelques brasseries qui restent ouvertes toute la nuit et l'on commande une assiette de frites avec une coupe de champagne, et l'on admire le jour se lever. On m'offre un dernier cigare... je ne sais même pas ce que c'est, et vu mon état, je m'en fous... Il est doux et léger, il convient parfaitement au moment.
"Merci les amis..."
Il est temps d'aller se coucher...